Léa Kant
Pensées nomades
Texte écrit en 2017
Exilée de Babylone

Babylone, c’est la métaphore de la cité, de la débauche, du plaisir sensuel, du paraître et de l’image. Cet enfer, en totale opposition avec ce lieu que je chéris. Le désert. Raconter le désert n’est pas chose facile. C’est un exercice auquel je vais me vouer. Ou au moins essayer. Raconter le désert, c’est raconter l’ineffable et l'intime à la fois. C’est prononcer l’imprononçable. Le désert peut se décrire scientifiquement, géologiquement. On peut décrire ses fleurs, ses buissons, ses rats dorés, ses tigres, ses scorpions, ses pierres, ses minéraux. Mais la résonance mystique de ce lieu est difficilement descriptible. Le désert doit se vivre pour se comprendre pleinement. Certains l’appelleraient un non-lieu. Mais c’est une erreur. Un non-lieu, c’est un aéroport, un centre commercial, semblable à tous les autres dans le monde. Le désert, c’est le lieu par excellence, qui ne ressemble à aucun autre. Chaud, brutal, courbé, subliminal. Le désert, c'est une dérive spatio temporelle totale, où temps et espace ne font plus qu'un, où temps et espace importent peu à vrai dire. C’est un lieu qui surplombe et nous ramène à notre petite condition d’humain. Son immensité dans laquelle on se perd, son aridité que l’on craint. C’est un voyage initiatique. Une introspection sans fin. Il faut se perdre, s’abandonner au désert; lieu de perdition ultime. Il faut accepter de se détruire, pour se reconstruire. Le désert représente la renaissance, la destruction de soi. Un mal pour un bien, il permet de renaître de cendres fraîches et pures, dénuées de toute empreinte et influence d’une société malade. Le désert, c’est le paradoxe. C’est l’exode, c’est le chaos, la difficulté, l’aridité, les vents glaciaux qui fouettent le visage, la poussière qui étouffe. C'est un lieu qui peut être hostile à l’humanité. Le désert c’est également la paix, l’immensité, le symbole d’une liberté sans limite, c’est l’épreuve du silence et du vide. C’est la virginité d’un lieu encore si sage. Le désert permet de revenir vers son vrai soi, loin des agressions du monde civilisé. La magie et la beauté du désert apparaissent dans son paysage d’une monotonie apparente. Une monotonie qui met en relief le moindre signe de vie. Un bédouin, un lama, un arbre, un buisson, une habitation qui se confond avec l’environnement. Tout est épuré et change dans cet espace à géométrie variable. Les lignes horizontales deviennent courbes à mesure que l’on s’éloigne d’un point précis. Ecole d’humilité et de sagesse, ce paradis rocailleux (ici le Néguev) est source d’enseignements. Il apporte cette conscience nécessaire de la fragilité de l’existence humaine; une notion bien souvent oubliée à Babylone. Spiritualité, nature, silence et calme absolu, autant d’éléments qui permettent un voyage intérieur – des ténèbres de la profondeur de nos idées noires, aux rêveries solitaires et enivrantes, à la lumière d’une renaissance guidée par la paix intérieure et le calme… Une expérience qui ne s'improvise pas. Le désert nécessite un temps d’adaptation, plus ou moins long. Ce silence criant n’est pas simple à vivre pour ceux qui ne supportent pas leur propre présence. Apprendre à s’aimer est une condition préalable pour vivre l’expérience désertique. Il faut ensuite se détacher de tout encombrement matériel, pour en revenir aux choses les plus primaires. C’est donc la voie qui s’ouvre à l’exploration saine de soi. Pas de dépassement ambitieux conditionné par la société et le travail. Découvrir une version nouvelle et corrigée de notre vie passée, prise de conscience de ce qui est en fait vital, et donc renoncement à l’avoir, pour cultiver son être. On me dit souvent, mais qu’est- ce que tu vas foutre dans le désert. Car dans l’imaginaire collectif, désert rime avec ennui, solitude. Et pour ceux qui ne savent vivre avec le silence, le désert est une épreuve difficile. L’ascétisme exige une certaine discipline. Il est également nécessaire de trouver le juste équilibre dans la solitude. Car le désert s’il laisse place à l’abandon de soi, il peut aussi guider vers la perdition. Ils sont nombreux ceux que le désert a abîmé. J’en ai rencontré, ils ont perdu toute raison, tout équilibre, ils se sont isolés à tel point que leurs relations sociales sont devenues difficiles. Or, nous sommes des êtres humains avant tout, et le lien social est ce qui définit notre humanité. C’est un élément à ne jamais oublier… Par ailleurs, les gens du désert sont les plus humains que j'ai rencontré. Les relations sociales se nouent dans le désert sans les artifices de Babylone et de la cité. Les relations sont pures, les gens sont spéciaux. Choisir le désert, c'est fuir l'aliénation de Babylone, choisir d'être soi même. Enfin, il y a la naissance de cet axe direct qui relie l’homme au sacré, à la spiritualité. A l’image des habitants de Qumran, cette population ascète qui est venu vivre dans l’aridité et la complexité du désert, pour être en connexion totale avec les cieux. Vivre dans le désert rapproche de la nature, des grandes choses de ce monde, voire même de Dieu, pour ceux qui y croient.