Léa Kant
La mort à la Porte des Lions II.
Rapporter ce que je vois ? Il paraît que c'est mon métier.

Ce que j'y vois, c'est de la haine qui ronge, des regards alarmants, des gestes inquiétants, une tension accrue, la peur qui rôde.
Ce que j'ai compris, c'est que ce lieu est une poudrière. Qu'en une fraction de seconde, on peut passer d'un calme angoissant au chaos le plus total.

Bienvenue à la porte des Lions.
La porte des Lions porte désormais bien son nom, elle devient le théâtre de combats entre deux mâles très fiers, virils, prêts à tout pour défendre leur territoire.
J'ai passé trois jours entre la Porte des Lions, l'esplanade des mosquées, cette sublime muraille et la rue. La rue de la porte des lions est un piège à rats. Une rue étroite, enfermée par ces murailles.
Rien n'y sera jamais comme avant. Chaque geste, chaque regard porte un sens. Je lève les yeux au ciel, vers la muraille et je vois des soldats qui veillent. Je tourne ma tête vers la droite et je vois ce jeune fidèle qui crie Allah Akbar. Ils se détestent, ils se méprisent, ils se cherchent et se provoquent.
160717
Il y a ce vieux fou, qui accuse la Terre entière de mentir. Cheveux grisonnants, voix cassée par une vie à s'enfumer de cigarettes, il boîte et s'aide d'une béquille pour marcher, mais il trouve l'énergie pour parler à tout le monde. Le Monsieur est partout. Il vient parler à l'équipe de journalistes pour nous expliquer que la version de la police est erronée, que cet attentat a été orchestré par le Mossad pour faire fermer l'Esplanade des Mosquées, pour faire poser ces nouveaux portiques. Force est de constater que ces théories complotistes folles sont largement partagées par les jeunes comme les vieux fous dans ces rues. Il nous accuse de travailler pour le Shabak, d'être des menteurs. Puis des heurts explosent, le vieil homme pourtant malade trouve la force de filmer et commenter ses images vidéos "voyez, voyez la violence qu'ils utilisent contre nous" entends-je. Et alors que tous les palestiniens sont évacués, notre vieux monsieur lui est toujours là. Il faudra lui reconnaître ses qualités de poissonnier.

Puis vers le portique, il y a ce jeune soldat. Il a l'air très jeune, à bout, fatigué, essoré. Il connaissait bien l'un des officiers israélien qui a perdu la vie dans l'attentat, et ce jeune homme incontrôlable a pourtant bien été placé ici. C'est une erreur. De jeunes palestiniens viennent provoquer les soldats, je le sens, le jeune homme va craquer. Les palestiniens l'insultent, se moquent de lui. Le soldat s'avance vers les palestiniens le regard déterminé et plein de larmes - mais la main de son ami l'arrête. "Calme toi, calme toi". C'était moins une.
Après une journée de heurts, de tensions, de regards suspicieux, et de gestes brusques, c'est la dernière prière. Il est 21h15. Plusieurs centaines de musulmans prient, dirigés par un seul et même homme. Ils sont devant ces immondes portiques de sécurité, et n'iront pas prier sur l'esplanade, car ils s'y opposent. Un moment très intense, ces prières en arabe qui s'élèvent d'une seule voix m'ont toujours fait quelque chose. C'est alors que le dirigeant de la prière prêche. Et très vite, sa prêche vire à l'incitation à la violence contre les juifs, "yehud". Un policier est en face de lui, à moins d'un mètre, il lui tient tête, le filme. N'hésitant pas à orienter le flash versle visage de ce Palestinien, en guise de réponse à ses incitations graves. La tension est à son comble. Le combat des Lions devrait bientôt commencer.

Le Palestinien finit sa prêche. Un silence morbide règne quelques secondes. J'observe la scène, je le sais, ça va exploser. En une fraction de seconde, les deux hommes se regardent, le Palestinien fonce sur le policier, le policier charge, la foule s'embrase, les policiers foncent sur la foule. C'est déjà le chaos, je n'ai pas eu le temps de respirer. Je me réfugie et observe. C'est parti pour plusieurs minutes d'une violence extrême, cette centaine d'hommes est dispersée, rejetée vers la porte, la porte des Lions. Ils investissent alors la rue, et prient à nouveau, bloquant le passage.
Les combats continuent dans la rue, je me réfugie dans la voiture, je m'y enferme, et j'observe depuis ma bulle, à bout de nerfs.
A quelques mètres de moi à peine, je vois cet homme, un palestinien, il est très agressif, il aime faire le fier. Face à lui une dizaine de soldats, il n'a aucune chance, mais ne mettra pas sa fierté de côté. Il continue de hurler, d'essayer de les frapper. Jusqu'à ce qu'il se prenne ce coup dans la gorge. Un soldat impulsif a frappé l'homme, en quelques secondes, le palestinien est à terre, il ne bronche plus. Les soldats s'en vont comme si rien ne s'était passé.
Les fidèles continuent de bloquer la rue, des heurts incessants, les ambulances qui s'affolent. Nous parvenons finalement à nous frayer un chemin hors de ce chaos. Il est presque minuit.
170717

Le lendemain, l'armée a tiré les leçons de la veille. Désormais une nouvelle barricade est installée, entre la porte des lions et les portiques de sécurité. Tous les fauteurs de troubles doivent attendre dans la rue et seuls les Palestiniens qui acceptent de passer par les portiques ont l'autorisation d'accéder à l'esplanade.
Chaque fois qu'un Palestinien éhonté ose passer ces barricades, la foule de musulmans hurle. Elle tente de le dissuader de rentrer, car il ne faut en aucun cas céder à l'armée israélienne à leurs yeux, en aucun cas céder à ces nouvelles mesures, qui sont pour eux une violation du statu quo sur le Mont du Temple. Et une étape de plus vers l'occupation.
Cette place étroite entre la porte et l'esplanade est désormais étrangement vide. Quelques chats de gouttières, aux yeux manquants rôdent et profitent des détritus amassés. Les soldats veillent, quelques fidèles passent les nouveaux portiques de sécurité dans le calme absolu. La tension demeure latente. De l'autre côté de la porte on entend les cris des fidèles "Allah Akbar, on rentrera par la force et par le sang".
Puis une fois encore la prière commence, des cris, des explosions au sein même des murs de la vieille ville. La police s'agite et court dans tous les sens, mais finalement ce ne se sont que des feux d'artifices et des grenades. Objectif, exacerber la tension et effrayer les forces de l'ordre.
Je sens que la situation est explosive. Mais nous sommes cette fois ci en sécurité. Jusqu'à ce que la police nous demande de quitter les lieux et de rester devant l'entrée de la Muraille. Si la veille, j'avais l'énergie d'être au milieu des combats, j'avoue être fatiguée, mais je n'ai pas le choix. L'équipe est désormais à l'entrée de la Porte des Lions. Dans cette rue étroite où des centaines de fidèles en colère s'amassent pour la nouvelle prière. Et comme la veille au soir, la prière commence il est 21h17. Nous descendons vers la foule quand soudain, une douzaine d'explosions puissantes retentissent. J'ai gardé mes vieux réflexes de beershevait, je me mets à terre, derrière une pierre, et je lève les yeux pour observer la situation. Ce sont encore des feux d'artifices, des grenades, mais cette fois ci au beau milieu de la foule. Une fumée noire s'élève, on entend quelques tirs. Apparemment des tirs de dispersion en caoutchouc. Les ambulanciers et services médicaux se dépêchent sur la scène. Une dizaine de blessés. Puis je vois cette dizaine de soldats, remonter la vers la porte des Lions, éclairés par ces lampadaires tamisés, coincés entre ces deux murs, et sur le mur, le chef de ces soldats qui observe les faits.
La situation ne devrait pas s'améliorer. Les musulmans sont déterminés à rester, ils sont suspicieux et sont certains que tout ici est orchestration des services de renseignements israéliens pour mieux réprimer les Palestiniens. Quelle tristesse. Ils n'arrivent pas à croire qu'un attentat s'est réellement produit. J'ai également entendu ces mots "en plus, ils n'étaient même pas juifs" en référence aux deux policiers qui ont été tués durant l'attaque. Les soldats eux sont sur le qui-vive. En alerte, chaque seconde.
Le mot d'ordre à la porte des Lions, c'est la méfiance et l'instabilité.
A mes yeux si ces portiques de sécurité ne sont pas bientôt retirés, la sclérose pourrait virer à un drame bien plus grave qu'on ne l'imagine.