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  • Photo du rédacteurLéa Kant

L'ordre dans le chaos


Récit d'une soirée à Atur, quartier Est de Jérusalem, le 21 juillet 2017.


A peine arrivée dans ce quartier, je m'y sens déjà mal. Je suis la seule femme à plusieurs centaines de mètres à la ronde.


Je reste dans la voiture une dizaine de minutes et observe, analyse la situation. Ils sont jeunes. Ce sont des adolescents pour la plupart. Et ce 21 juillet au soir, ils sont animés par la colère et comptent bien le faire savoir. Ils ont perdu deux de leurs amis à Atur plus tôt dans la journée, lors d'affrontements violents avec les forces de l'ordre.



A une centaine de mètres de l’hôpital AlMoqased, alors que de nombreux blessés sortent, un à un, en fin de journée, ces jeunes garçons se préparent. Cagoulés, drapeau palestinien sur les épaules, keffieh au cou, ils commencent à mettre le feu à ces cagettes, ces pneus.




Il fait encore jour. Ils vont ensuite chercher la grande benne à ordures qui se trouve plus bas dans la rue, et l'amènent au milieu de cette place. Elle leur servira de couvert quand les combats commenceront. Ils amassent des pierres, et se réfugient dans une ruelle qui leur sert de refuge car l'armée ne peut pas y avoir accès.



Les forces de l'ordre israéliennes attendent calmement à plus de 50 mètres de la scène. Ils laissent les jeunes s'agiter.



La prière commence, la nuit est tombée, ils peuvent commencer. Nous observons donc, impuissants spectateurs, ce chaos se mettre en place de façon très ordonnée. Plusieurs hommes plus âgés, fument leur cigarette sur le muret en face. Sur le muret ils sont en sécurité et ils le savent, ils me lancent alors en riant "ah tu es venue pour voir le film aussi ?". Je souris, mais je l'avoue, j'ai peur. "Francia? Les Champs Zelizééé" me dit alors un de ces spectateurs. On discute un peu, je lui dis d'où je viens, un peu d'exotisme pour lui, on rit. Il est vrai que ce quartier ne doit pas voir beaucoup de touristes, d'étrangers. Et quand ils voient quelqu'un, c'est une femme, avec un gilet par balles de presse.



Ils se savent filmés.


Enfin, le spectacle commence. Le jeune palestinien s'avance, il a de grosses pierres dans les mains et tire en direction des unités israéliennes.


Des pierres, des projectiles, des cocktails molotov, tout y passe. Sans bouger d'un mètre, la police riposte et envoie des gaz lacrymo. "Gaz! Gaz! Gaz!" crie la foule aux alentours, les palestiniens font marche arrière et retournent se réfugier dans leur QG, leur ruelle.



10 minutes de calme. Puis ils sont de retour, c'est le même scénario. Cette fois-ci l'armée répond par des tirs, de balles en caoutchouc certes, mais cela suffit pour disperser les jeunes. Car ils en sont conscients, même ces balles là peuvent tuer, et si elles ne tuent pas, elles les handicaperont à vie.


Cette même scène se reproduira encore 3 fois. Des pics de tension sporadiques, mais finalement la fumée ne prend pas. La situation ne s'enflamme pas. La police israélienne le sait, il ne vaut mieux pas rentrer dans le jeu de ces enfants. Car oui, pour eux, la rue est un terrain de jeu, affronter les forces de l'ordre est un défi, une rébellion. Ils savent qu'ils peuvent y perdre la vie, mais ils s'en fichent car ils sont en colère, ils ont perdu deux amis aujourd'hui. Ils n'ont plus d'espoir.


Je me suis demandée : que font ces enfants dans les rues ? N'ont ils pas de parents ?


Questions naïves et idiotes quand j'y repense. On m'a répondu, que pour la plupart de ces jeunes, les parents sont morts ou sont en prison. Le système éducatif scolaire est mauvais dans cette partie de Jérusalem. Les jeunes palestiniens se construisent donc dans la rue. C'est la loi de la jungle.


Il est 22h, finalement la tension est redescendue, la circulation reprend, chacun rentre chez soi, car il n'y a plus rien à voir. Un jeune palestinien d'une vingtaine d'année s'approche de nous. Il a vu nos gilets de presse, il souhaite s'exprimer face-caméra et témoigner. Je ne comprends pas tout, mais je ressens deux choses : sa colère et sa haine. Il se tourne et nous montre une blessure dans le bas du dos, et sur l'épaule, elles sont encore très fraîches. Le jeune homme a été blessé dans les affrontements violents de la journée.


Ces affrontements s'inscrivent dans cette même continuité : depuis l'attentat perpétré sur le Mont du Temple, les palestiniens protestent pour dire "non" aux portiques de sécurité. Mais ne serait-ce pas un prétexte ?


J'ai même l'impression que parfois ils oublient pourquoi ils se battent, ils se battent simplement par habitude, en opposition à l'Etat d'Israël et tout ce qu'il représente. Ils se battent car il faut se battre. Car ils n'ont aucun espoir. Al Aqsa ou pas, ces affrontements auraient fini par avoir lieu.



C'est ceci, "l'ordre dans le chaos". Car finalement, ces combats, ces scènes se suivent et ressemblent, sont préparées, millimétrées, organisées. La première fois, elles sont surprenantes, déstabilisantes, effrayantes, elles paraissent spontanées. Mais lorsqu'on en comprend l'articulation et la logique - si logique il y a dans la haine et la violence - tout devient évident, ce chaos est ordonné.


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